Fausto Urru.
AMAUROSE
Ils n’ont manqué aucun rendez-vous, je crois. J’allais chez eux – dans une maison de retrait le long de l’Ourcq –, ils y étaient déjà. Pas forcément tout de suite dans l’étage où j’installais la chambre photographique. Parfois ils étaient en bas, au rez-de-chaussée, égarés dans une salle commune aux absences assises ou chancelantes. Puis une absence en appelant une autre, je me suis retrouvé encerclé de regards muets, fidèles et toujours à l’heure.
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On ne meuble pas ce silence. Il demeure aussi nu qu’il était, aussi cruel et abrupte. Je m’installe calmement, ils s’installent tout aussi calmement. Mais lui – notre hôte –, il est déjà là, a toujours été là : nous précédant, nous suivant, nous poursuivant…
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En face de ces hommes et ces femmes sans contenu apparent, à ces semblants ayant un je ne sais quoi d’éthéré, et pourtant bien opaques, en chair, assis, regardant au-delà de mes yeux, dans l’objectif qui cesse de devenir objectif, et abdique, et renonce à une cible quelconque, à toute charge, pour devenir enfin lui même, maintenant, cible touchée-coulée, ou coulée seulement, sans que personne la touche.
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Je ne les ai pas vus ni reçus, ces regards. Ils ont émergé malgré nous. Ils ont percé d’un coup l’abcès que personne a gonflé, petit à petit, en deçà des mots, présence que l’on pourrait croire pure, absence que l’on pourrait croire habitée. Mais ce n’est ni l’une croyance ni l’autre. Un corps, c’est tout. Comme on dirait : un point, c’est tout. Un corps ancré dans l’espace baigné de lumière d’hiver, c’est tout : tout ce qui aurait pu et n’est pas, tout ce qui demeure insaisissable dans l’espace-temps et qui pourtant apparaît l’espace d’un instant, un espace bordé par un corps et en voie d’évidement, un temps qui frôle sa négation, une éternité qui dérobe, déborde, suffoque.
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J’ai beau croire que « ça a été ». Ça n’a pas cessé de ne pas être, en réalité. Il y a des corps à l’orée de l’abasie disposés en corollaire autour de la chambre photographique – pétales fanés qui remettent en question la fécondité des pistils. La chambre s’apparente à un réceptacle floral, le photographe à l’abeille qui essaie de butiner sous les regards des pétales. « Tu n’y parviendras pas, semblent-ils me dire, mais nous nous ouvrons à chaque fois pour te donner la possibilité de t’en apercevoir. Tu es têtu, reviens chargé d’espoir la fois d’après, repars bredouille cependant que nous demeurons autant sans contenu que nous l’étions avant».
Je tâche, et la tâche, subrepticement et malgré mes attentions, bave sortant du contour, l’estompe, le nuance, le brouille. Le visage est une tâche dans l’espace que le temps s’acharne à dessécher. Il reste cependant du liquide encore frais, enfoui quelque part, prêt à couler comme le jaune d’œuf par dessus le tartare de leurs corps hachés. Mon œil pique, à l’instar d’une fourchette coupable qui désavoue le trompe-œil. Tout coule, ou presque.
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Le pouvoir du regard s’arrête face à une paupière qui se refermerait à jamais. Mais ceci ne vaut guère pour une amaurose fugace ou durable, cette cécité intérieure qui se manifeste sans aucune altération apparente. Elle survient, traverse l’œil encore ouvert, lui ôtant ce que nul ne peut entrevoir. La vue disparaît sans geste, soit-il élégant ou brusque, en un tour immobile de passe- passe. Et je continue, illusoirement sans doutes, à croire d’être regardé ou, à défaut, à croire de regarder.
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La photographie est muette. L’écriture n’a pas de visage, pas de corps. Mais à elles deux, accouplées, en symbiose, coude à coude et coûte que coûte, elles acquièrent un corps, un visage et une voix. Mais un corps qui nous tourne le dos, un visage blême et fermé, une voix qui nous tait.
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Si le regard flétrit ce qu’il regarde, tôt ou tard il y aura, de toute façon, un tri sélectif des déchets du vu, un brûlage à l’air libre, une dispersion et un tamisage des cendres. Si au contraire le regard donne, à ce qu’il voit, une vigueur qu’il n’avait pas auparavant, lui gonflant de sens ses veines jusqu’à alors exsangues, tôt ou tard il y aura, de toute façon, une décrépitude physiologique à en miner l’aspect, une leucémie à pervertir son sens, un flétrissement qui le ramènera, exsangue à nouveau mais comblé, à la case départ.
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Chaque fragment procède d’une même envie : épuiser une facette, soit-elle infime, d’une tesselle à la fois parmi les innombrables qui recouvrent la boule miroir, sachant que même une toute petite rotation changera, d’une façon irrémédiable, son contenu. Il faut sans cesse recommencer la mosaïque, en faire la conquête, la reperdre aussitôt.
Francesca Loprieno.
IDENTI-KIT
Le titre nous ramène à un kit imaginaire d’identités d’objets liées à l’univers féminin. Objets et vêtements qui sont utilisés par l’artiste pour couvrir les yeux des femmes représentées.
Chacune des figures a les yeux couverts, contrairement à la voilée qui est généralement toute couverte, à l’exception du regard.
(Texte de Maria Vinella)
L’installation Identi-Kit a été exposée à la Biennale de Venise en 2011
Éric Alcyon.
INDIFFERENCE PUBLIQUE
La proximité physique et géographique n’exclut pas la distance sociale au sens sociologique. N’est-ce pas le lot des grandes métropoles, de certains de leurs quartiers et lieux de passage ?
Ce projet photographique mettra l’accent sur cette tension entre proximité et distance qui détermine les relations sociales au cœur même de la ville, ici, le cœur de Paris, les différences sociales, culturelles et esthétiques y étant plus prégnantes.Il s’agira de produire un regard dénué de misérabilisme, évitant le pamphlet social, le pathos, le populisme et surtout la stigmatisation. Il s’agira d’aborder un spectre social large : du luxe à la misère… Il s’agira de favoriser une vision englobante et non pas globalisée, centripète et non pas centrifuge. Il s’agira de montrer plutôt l’indifférence, la banalisation de la misère accentuées par la présence de réalités humaines diverses et variées…
Centré, à distance, le regard n’en sera pas moins pourvu d’un parti pris esthétique assumé, sans tomber dans l’esthétisme ou le formalisme. Les photographies seront prises la nuit, en couleurs, afin que les sujets, isolés au téléobjectif, se détachent nettement de l’arrière-plan urbain.Ce projet photographique montrera la distance sociale au cœur même des flux urbains des quartiers et lieux de passage des Grands Boulevards, des Galeries Lafayette, de la gare Saint Lazare, des Champs Élysées et des Halles. Elle est partout : au sein des masses d’individus, des flux de la consommation hédoniste, du travail plus ou moins ubérisé, précarisé, dans les reflets des vitrines des magasins, des affiches publicitaires, des luminaires, de la signalisation urbaine et de l’opulence même. Distance infranchissable, diffuse, tout à la fois intégrée dans l’espace public et acceptée dans l’indifférence générale.
Au centre de Paris, cette distance entre les actants est la plus contradictoire, la plus distordue… Au milieu du tumulte…le miasme et la jonquille se frottent sur les trottoirs…moins derrière les digicodes des cavernes d’Ali Baba… C’est le pogo de la crasse et du beau… Ascension sociale et descente vers la benne à ordures… Luxe et métro bondé… La Victoire et la rampette…l’escarpin et la bave d’escargot… Salle de gym, handicaps et blessures… Yoga et 8.6… Dentelles, sacs de couchages, tentes igloo… Le prix du mètre carré et l’emplacement des cartons pour dormir dehors… Achats compulsifs et mégots fumés au milieu de la « déco » et du design… Campagnes de collecte de dons pour les pauvres et poubelles débordant d’emballages de fast-food… French touch plus ou moins versaillaise et Sleaford Mods…
Ne pas montrer ces distances, isoler strictement la misère, ce serait la mettre à l’écart du monde, alors même qu’elle appartient au monde. Elle se fixe telle quelle en plein centre de Paris, la ville lumière… Un touriste fait un selfie à côté d’une femme Sans Domicile Fixe qui tient une pancarte en carton portant l’inscription « Aidez-moi ! ». Une autre SDF, assise sur le sol, converse sur son téléphone portable. Misère réelle, misère 2.0.
Au fond, pour montrer la misère ne faut-il pas aussi décrire toute la normalité qui l’entoure ? Parce qu’elle est individuelle, unique, mais aussi graduée, multiple, en devenir permanent. La situation du livreur à bicyclette de plats cuisinés est-elle si éloignée de celle du Sans Domicile Fixe ? Quid des gens qui travaillent et ne peuvent pas se loger ? Quid des retraités qui sont logés, mais peinent à se nourrir ? La misère se normalise ; face à une représentation trop restrictive, stéréotypée ou caricaturale, il faut donc nuancer son approche pour mieux révéler les distances sociales.
Biographies
Francesca Loprieno est une photographe plasticienne italienne vivant à Paris. Son travail est une recherche continue entre la théorie et…
Artiste photographe résolument argentique, aimant les projets au long cours, Fausto Urru s’intéresse depuis des années à l’évolution (et à…
Éric Alcyon a vécu 13 années hors de France, durant lesquelles il a séjourné dans trois pays différents… Un premier départ…
- ÉVÈNEMENT: Carte blanche #2
- Date: Mardi 20 octobre 2020
- THÈME: Égalité·s